Ernst Van Bek – Classiquenews.com

A la pointe des projets originaux et participatifs, l’éditeur Klarthe édite un programme magistralement investi, fruit d’un appel aux dons passés sur les plateformes dédiées ; la promesse est exaucée et nous plonge dans cette modernité propre aux années 1920 quand l’URSS s’ouvre à la modernité européenne (d’où le titre « Modernisme »), grâce à de forts tempéraments : Chostakovitch (Symphonie n°1, 1926), le moins célèbre Boris Liatochinski (Ballade pour piano op. 24 en 1929); les deux partitions sont mises en perspective avec le compositeur contemporain ukrainien, Dimitri Tchesnokov dont la violoniste Sarah Nemtanu crée ici le très dense et éclectique, Concerto pour violon opus 87.

Dans sa Ballade, Boris Liatochinski (1895-1968) écrit une magistrale synthèse du post romantisme surexpressif entre Scriabine, Stravinsky, Bartok. En une boucle qui ouvre et se referme sur un même ostinato grave voire lugubre, la pièce regorge d’accents (danse fiévreuse et impérieuse dans la seconde séquence), fruits d’un éclectisme expérimental ; exaltée par une orchestration raffinée, elle scintille même dans le noir, finement transcrite ici par Dimitri Tchesnokov, en une Fantaisie démoniaque aux résonances ténébreuses. L’œuvre diffuse peu à peu une inquiétude permanente, étrangeté libre, hypnotique d’un monde perdu ou condamné. Voilà qui installe une résonance évidente avec la Symphonie de Chostakovitch, jouée en dernière partie.

Né en 1982, l’ukrainien Dimitri Tchesnokov assume les influences occidentales de Liatochinski, Schnittke, Pekka-Salonen et John Adams ! Il a aussi travaillé en France auprès de Guillaume Connesson. Le Concerto, commande du chef Bastien Stil, est certainement emblématique de son éclectisme pourtant puissant et personnel, très narratif ; l’œuvre enchaîne 3 mouvements plutôt caractérisés : Largo où la ligne soliste de l’alto se détache en liberté, en une cheminement libre, tendu (somptueuses lignes dans l’aigu), ivre, ponctué par des clusters orchestraux longs, étirés, au souffle dramatique ; enchaînant danse légère et nerveuse, puis marche finale.
Le volet central  (Intermezzo) ressuscite les enchantements nocturnes comme la rêverie d’un promeneur solitaire : s’y affirme le goût du compositeur pour une orchestration fine et raffinée (bois bavards et saillants) et aussi des changements de climats rapides car le soliste emporte bientôt tout l’orchestre dans un cheminement plus fanfaronnant, enivré, exalté, interrompu, dont la verve annonce le dernier mouvement : Finale « la Ronde », le plus court des 3 mouvements, c’est un scherzo nerveux et agile conduit par l’éloquence quasi électrisée du violon dont le discours s’intensifie, s’embrase ; vivifié par une ligne quasi rhapsodique, c’est à dire libre, aux traits virtuoses acérés puis aux longues phrases étirées qui convoquent un ultime repli, pudique …qui conclut la pièce dans le murmure.
Il y faut toute la démesure intérieure de Sarah Nemtanu, sa très riche palette de nuances, dans les pianos ténus, les à-coups exacerbés pour en comprendre la versatilité dramatique et jamais superficielle, pour en faire jaillir le sens d’une virtuosité tournée vers l’urgence intérieure.
La diversité des épisodes, le soin dans la caractérisation instrumentale en particulier dans le tissu orchestral pourraient envisager une perte de l’équilibre et de la cohérence globale ; rien de tel car jaillit du début à la fin, un allant tragique, parfois menaçant et sourd qui apporte l’assise et l’architecture.

Le chef Bastien Stil souligne dans la Symphonie n°1 d’un Chostakovitch (1906-1975) âgé de … 19 ans, ce qui compose sa profonde unité et sa cohérence à travers les quatre mouvements enchaînés. Déjà l’auteur maîtrise son langage, l’un des plus ambivalents, à la fois enivré (la valse dès le premier mouvement) et sarcastique, tendre et ironique. Au rire déjà trouble, interrogatif de l’Allegretto, faussement amusé voire facétieux, répond l’Allegro de forme scherzo, grinçant voire parodique. La densité et l’épaisseur se renforcent encore dans le Lento, pesant et mystérieux (hautbois puis flûte tendus, lointains mais « inquiets ») où se colore la ligne parfois imperceptible mais durable de la trompette : s’y déploie l’étoffe tragique qui enveloppe toutes les partitions du compositeur. Saisi entre un calme de façade et une angoisse plus ténue. Chef et orchestre donnent la mesure de cet état intermédiaire, qui pourrait être inconfortable, mais qui installe un souffle puissant, équivoque et étrangement grandiose. Voilà le vrai et le plus authentique Chostakovitch qui s’affirme ici avec une maîtrise sonore, un sens de la construction … remarquables.
Comme chez Ravel, l’énergie heurtée, versatile du Finale s’emporte en une ultime liesse débridée (piano déluré, et tous les pupitres comme exaltés, ivres…), elle aussi ambivalente, qui tient de l’exaltation et de la libération, de la violence surtout, à la fois animale, instinctive, terrifiante ; la texture, l’architecture, l’épaisseur de ce Finale, d’une ahurissante maturité au regard de la jeunesse de l’auteur, sont détaillées et incarnées avec une sincérité et une compréhension, passionnantes. Le chef et les instrumentistes de l’Orchestre Symphonique National d’Ukraine en délivrent toute l’intensité jusqu’aux limites des timbres (bois et cordes), dans le tutti final, lui aussi, au sommet de l’ambivalence (apothéose et fin, ou syncope et interruption ?). Tout est là dans ce mystère non élucidé d’une fin en pointillés.